La station
Jeanne cherhalQuand dans la R9 blanche
De papa nous allions visiter la station.
En famille on partait,
Mais jamais il n'avouait
Que c'était la station
La vraie destination.
Pour ce genre d'aventure
Il faut une couverture,
Une balade officielle
Un peu plus consensuelle.
Un but pédagogique,
Un prétexte classique.
Une simple sortie de fin d'après-midi.
Marcher en contournant l'hippodrome ou l'étang,
Dire bonjour à grand-père dans l'allée du cimetière.
Alors on y allait comme si de rien n'était,
Et puis sur le retour on faisait le détour.
Mieux que le vent d'été,
Que les embruns salés,
Mieux que l'herbe coupée,
O effluve adoré de la station d'épuration.
Pour vérifier une vanne,
Pour constater une panne
Ou par pure précaution,
Tout mobile était bon
Même après dix-neuf heures.
Même le jour du seigneur,
Aller à la station c'était sa dévotion.
Alors je jubilais.
Car avec lui, j'entrais
Dans l'inquiétant palais
Dont il avait les clefs.
Devant les eaux stagnantes
Je me sentais vivante,
Dans l'odeur de moisi
Je me trouvais jolie.
Je n'allais pas, enfant,
Regarder l'océan
Pour dans l'azur me perdre,
Mais au bord de la merde.
Et sachez qu'en hiver,
Inhaler au grand air
Le ventre de la terre,
On dirait du Baudelaire.
Mieux que le vent d'été,
Que les embruns salés,
Mieux que l'herbe coupée,
O effluve adoré de la station d'épuration.
Depuis ces heureux jours,
Je nourris un amour
Pur et immodéré
Pour les éviers bouchés,
Les restes de savon
Qui engluent les siphons,
Les cheveux par poignées
Qui obstruent les bidets.
J'ai acquis la passion
Des canalisations.
Rien à mon coeur ne vaut
La vue d'un château d'eau.
Quand d'autres ont le dégoût
Des remontées d'égouts,
Je n'aime rien tant que
Leur doux parfum aqueux.
Qu'un lavabo douteux
Se présente à mes yeux,
Qu'une baignoire inonde
Le sol d'une eau immonde,
J'ai la ventouse au poing
Et la technique au point.
Intensément, j'aspire.
On dirait du Shakespeare.
Mieux que le vent d'été,
Que les embruns salés,
Mieux que l'herbe coupée,
O effluve adoré de la station d'épuration.
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